Une guerre gréco-turque est-elle possible ? Ses implications potentielles pour l’UE, l’Allemagne, la Russie et la Chine

Par Dimitris Konstantakopoulos
Jul18, 2020

Dans un article précédent, nous avons discuté de la décision d’Ankara de transformer Sainte-Sophie en mosquée dans le contexte stratégique plus large et changeant de la Méditerranée orientale et de l’évolution de la politique turque.

Cette décision et le scandaleux mémorandum turco-libyen sur la division des zones maritimes en Méditerranée orientale, qui ne reconnaît aucun droit aux îles grecques, sont deux politiques qui alimentent une crise de plus en plus grave entre la Grèce et la Turquie, une crise qui risque d’entraîner les deux pays dans une guerre. Une telle éventualité est déjà perceptible dans le cas où la Turquie tenterait d’effectuer des forages près des côtes des îles grecques de Kastellorizo, Rhodes et Crète. Le gouvernement grec sera, dans un tel cas, soumis à une énorme pression pour réagir militairement et, s’il ne réagit pas, il risque de tomber.

Une guerre entre la Grèce et la Turquie peut être souhaitée par les centres de pouvoir internationaux afin, entre autres, de freiner les tendances à l’indépendance turque et de miner Erdogan en le poussant à la “sur-extension”. C’est une méthode classique utilisée avec Saddam, avec Milosevic et avec le dictateur grec Ioannides, imposé par la CIA, qui a organisé un coup d’État à Chypre en croyant (et en ayant des assurances) qu’il l’unirait à la Grèce en 1974, pour voir ensuite l’armée turque envahir l’île. L’architecte de toute cette opération, derrière le côté grec et le côté turc de l’équation, était la figure criminelle de Henry Kissinger, l’ancêtre des Néocons actuels, dont on dit qu’il a, encore aujourd’hui, une influence considérable sur Donald Trump. On ne peut exclure qu’une telle méthode ait été utilisée dès 2015, par des centres impériaux encourageant la Turquie à abattre un avion russe. Cet incident aurait pu provoquer une crise entre la Russie et la Turquie, entraînant un conflit entre elles, sapant la présence russe au Moyen-Orient et la puissance d’Erdogan à Ankara.

D’importants conseillers de M. Erdogan ont exprimé à plusieurs reprises leurs craintes que la Grèce et le Chypre ne soient devenus des “instruments” des États-Unis et d’ Israël contre la Turquie. Mais en fait, avec des décisions telles que celles de forer en dehors des îles grecques ou pour Sainte-Sophie, c’est le leadership turc lui-même qui renforce en réalité et fournit des arguments aux forces, s’il y en a, à l’intérieur de la Grèce, pour qu’elles puissent vouloir ou se sentir obligées d’aller en conflit avec la Turquie, qu’elles soient purement locales, ou instiguées par des puissances étrangères.

Les erreurs de calcul des Turcs

Ankara fait une série d’erreurs avec la Grèce. Tout d’abord, elle surestime le risque que fait peser sur ses intérêts, même comme les comprenne, le projet de pipeline EastMed (Israël – Chypre – Grèce). Ce projet a très peu de chances de mener quelque part, ce gazoduc a très peu de chances d’être construit un jour : on n’a pas encore trouvé de gisements justifiant son coût énorme et sa difficulté technique ; il n’y a pas de destinataire de l’énergie, l’Italie n’a pas accepté d’acheter le gaz et l’Europe se détourne des combustibles fossiles ; la construction du gazoduc nécessitera probablement la délimitation préalable de zones maritimes en Méditerranée orientale, ce qui ne semble pas facile ni même faisable. La principale utilité de toutes ces fanfares sur le gazoduc semble être non pas sa construction, mais de provoquer une crise en Méditerranée orientale et de fournir à Israël et aux États-Unis un outil de pression et de négociation supplémentaire vers Ankara.

À cet égard, la Turquie semble partir de la crainte qu’elle soit en danger d’une sorte d'”isolement” en Anatolie, une crainte bien ancrée dans la psychologie nationale turque pour des raisons historiques, mais totalement infondée. Elle est peut-être aussi animée par le désir d’exploiter la plupart des hydrocarbures de la région. Certains disent que ces hydrocarbures sont énormes, mais en réalité nous ne savons pas si c’est vrai. La prétendue “énormité” de ces gisements peut très bien être un mythe propagé par diverses parties, dans le but précis de provoquer une crise en Méditerranée. Dans le même temps, les prix de l’énergie sont poussés à la baisse.

En termes réalistes, ni la Grèce et Chypre, ni la Turquie, n’ont la force d’imposer leur propre pax en Méditerranée orientale. Si l’une des parties tente d’atteindre un tel objectif, il en résultera un conflit et il n’y aura pas de vainqueur dans ce conflit, à l’exception des puissances tierces, qui veulent dominer toute la région. Les deux pays disposent d’armes qui peuvent provoquer d’énormes catastrophes mutuelles. Entre la Grèce et la Turquie, il existe une sorte d'”équilibre de la terreur” par des moyens conventionnels, et non nucléaires.

L’oléoduc EastMed ne sera probablement jamais construit, mais il pose déjà, avec le scandaleux mémorandum turco-libyen, un risque très réel d’inflammation.

De plus, la Turquie, comme il est apparu clairement avec la crise de l’immigration dans le fleuve Evros, sous-estime la Grèce, elle pense probablement qu’elle va l’effrayer par ses actes et la pousser à faire d’énormes concessions afin d’éviter un conflit. Elle ne comprend pas que c’est la faiblesse, et non la force de la Grèce, et surtout des élites qui la gouvernent, dans le besoin désespéré de prouver leur légitimité même à gouverner, qui peut faciliter une flambée à tout moment, quelles que soient les raisons immédiates d’un tel conflit. La Grèce est un pays humilié, détruit par ses partenaires européens et la finance mondiale. Elle ne pourra pas que tres difficilement supporter une nouvelle humiliation, surtout de la part d’un rival historique.

Dans certaines situations, il faut plus de courage pour faire un compromis que pour faire semblant d’être courageux. En outre, il est très difficile pour les élites grecques de faire des compromis, car depuis 1996, elles ont fait tant de concessions aux États-Unis, à l’Allemagne, à la Turquie et à Israël, qu’elles manquent maintenant du capital moral nécessaire pour faire un quelconque compromis, sans risquer d’être considérées comme trahissant leur patrie.

La manière dont la Grèce et la Turquie entrent en conflit n’est pas planifiée par l’une des deux capitales. Toutes les crises, guerres et accords entre la Grèce et la Turquie au cours du siècle dernier ont été planifiés en dehors de la région, mais ont été exécutés par les Grecs et les Turcs. Les puissances étrangères ont pu déterminer la perception d’un côté pour l’autre et les pousser à un certain nombre d’actions qui ont eu l’effet désiré. Après 1955, le conflit gréco-turc était le seul moyen de maintenir Chypre sous le contrôle impérial et de refuser aux habitants de l’île le droit d’appliquer leur souveraineté. Derrière les parties en conflit, c’était la même force, le réseau super-secret Gladio de l’OTAN, qui contrôlait en même temps et dirigeait l’extrême droite grecque, des secteurs de l’armée turque et les nationalistes chypriotes grecs et turcs de droite à Chypre même.

Le mécanisme qui peut conduire à un conflit militaire est celui où les deux parties sont prises au piège d’une série d’actions qui conduisent à une dynamique auto-entretenue lorsque, d’un point et au-delà, aucune des deux parties ne se sentira capable de battre en retraite sans qu’une telle retraite ne soit perçue comme une lourde défaite nationale et une humiliation.

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